Ce n’est pas la première fois que je vous en parle: une des plus sûres manières de me faire froncer le sourcil, c’est d’écrire quelque part « ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. » C’est un peu comme dire que le chocolat suisse est le meilleur du monde pour faire rappliquer des Belges très énervés.
Là, vous avez de la chance: je suis au calme, l’estomac plein et l’esprit apaisé par une combinaison gagnante de théobromine, de whisky tourbé et de rock progressif. Et je vous le dis donc calmement et posément: non.
Ce sont les historiens qui écrivent l’histoire. Le reste, c’est de la propagande.
Posons déjà les choses: je suis historien de formation. J’entends par là que je suis titulaire d’une licence spéciale en histoire de l’Université de Genève. Comme ça date d’avant les accords de Bologne, c’est l’équivalent d’une maîtrise, peu ou prou (bac +4 ou +5, pour les Français).
Du coup, même si ma carrière professionnelle a pris un autre chemin ces trente dernières années, je me sens quand même un chouïa bien placé pour donner mon avis sur ce que l’histoire est – et n’est pas.
En deux mots, l’histoire est une science sociale. Expression qui, pour certains, tient de l’oxymore, vu que « social » implique des gens et que dès que tu rajoutes des gens dans la science, c’est le zbeul. C’est pas faux. Enfin, pas complètement.
Disons que l’histoire, en tant que discipline pratiquée depuis au moins cinquante ans, utilise des principes scientifiques. En gros, quand on fait de l’histoire, on va aller chercher des sources au plus près des faits qu’on étudie.
Au plus près signifie qu’on va tâcher de trouver des témoins directs et de lire le texte dans sa forme la plus première possible. Éviter par exemples des témoignages de troisième main et des traductions de traductions.
Des fois c’est pas possible, mais on fait avec et, dans tous les cas, on fait une étude de source pour dire d’où ça vient, quand ça a été écrit et par qui, et pourquoi ça peut être biaisé. On continue, on recoupe, on regarde par rapport à ce qu’on sait du contexte et on essaye de tirer des conclusions.
En gros, donc. Mais déjà, comme ça, ça donne des choses passablement compliquées. C’est normal: comme mentionné, il y a des gens, donc c’est jamais simple. Et puis des fois on se bourre, alors il y a des autres historiens qui débarquent avec leurs théories, parfois on s’engueule à mort, mais l’histoire, elle continue d’avancer comme ça.
Quand quelqu’un vous dit « l’histoire est écrite par les vainqueurs », c’est souvent face à un théorie qui tient plus du roman national, voire du révisionnisme. Donc, pas de l’histoire.
Quelque part, c’est l’illustration de la citation du philosophe américain H.L Mencken « Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse. »
Le souci, c’est que l’histoire, telle qu’on l’apprend à l’école – enfin, telle que je l’ai apprise à l’école, plus ou moins jusqu’à la Maturité – c’est un truc simple. Des rois, des batailles, des dates. Quand il y a un pourquoi et un comment, il est évacué en deux phrases max. Du coup, je peux comprendre les gens qui pensent que l’histoire, c’est un truc simple.
Plus généralement, on est dans une société qui est de plus en plus complexe et qui, paradoxalement, tolère de moins en moins les explications complexes. Ce qui explique sans doute en partie le succès des théories du complot.
L’histoire nous apprend qu’un peu tout ce qui s’est passé découlent de chaînes d’événements avec des sources multiples et complexes – des éruptions volcaniques en Indonésie qui détruisent des civilisations méditerranéennes, par exemple.
Avec beaucoup d’humain, et donc d’irrationnel. C’est un peu comme ça que notre monde fonctionne et je ne vois pas vraiment de raisons que ça change. Pour le meilleur comme pour le pire.
Photo: Genève, Place de Neuve, en 1909. Domaine public.
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Bon, je ne peux pas liker tes articles, parce que l’option wordpress apparait chez toi sous un message d’alerte “chargement”… masis vala, je like quand même.
Je crois que je dois avoir une malédiction mineure avec les hébergements WordPress: il y a toujours un truc ou l’autre qui déconne.
Ta malédiction technologique à toi.
Merci, exactement ce que je voulais lire.
Il y a des guerres sans vainqueurs. Dans ces cas, personne n’écrit l’Histoire.
Parfois, il y a un type avec suffisamment de chance, de bienveillance et d’imagination pour proposer un consensus viable qui traverse le temps. La convergence des intérêts est l’auteur le plus prolifique de faits historiques. Peace
Je suis plutôt d’accord avec ce que tu dis mais il reste un point qui me dérange, peut-être pourras-tu m’aider à éclaircir le sujet ?
Si on part du principe que les vainqueurs sont les personnes vivantes et que les vaincus sont décédés, comme dans des guerres en fait, tu dis que les historiens essaient de recouper les sources au maximum et de les retranscrire en allant “chercher des sources au plus près des faits qu’on étudie” si j’ai bien compris ce que tu disais.
Or dans ce cas de figure, tu peux récupérer bien plus facilement un point de vue (ici les vivants) que le deuxième (les morts).
Est-ce que cela est bien retranscrit par toute la communauté d’historien et bien reçu par les utilisateurs alors que tu le dis toi-même, vous essayer d’expliquer en quoi cela “peut être biaisé” si je peux me permettre de reprendre tes mots.
Merci en tous cas, j’ai bien apprécié ton article, je suis tombé dessus en cherchant la citation de Booba : “Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’histoire”.
Hello et bienvenue!
Bon, les vaincus sont rarement tous morts (enfin, quand on parle d’histoire, souvent tout le monde est mort), mais c’est vrai que, souvent, leurs sources ont tendance à beaucoup moins bien survivre que celles des vainqueurs. Mais c’est aussi quelque chose que les historiens prennent en compte.
En fait, il y a toute une branche de l’histoire, l’historiographie, qui est consacrée aux problématiques autour des sources, de leur étude et des biais qui peuvent en découler.
Et au passage, je pense que c’est la première fois que quelqu’un arrive sur ce blog en passant par Booba. 😉