Lâcher prise de l’obligation de revenu

Petite nouveauté sur Blog à part: voici un article invité, signé Thomas Munier, apportant un point de vue sur deux sujets qui me tiennent à cœur: l’écriture (notamment de jeu de rôle) et la juste rémunération des auteurs. Enjoyez, manants! –Alias

Personne ne vit du jeu de rôle.

C’est une litanie que j’entends souvent. Le jeu de rôle ne serait pas rentable pour ses acteurs.

À défaut de statistiques fiables, il existe des arguments pour justifier cet état de fait : média de niche, crise du secteur de l’édition, dérisoires marges par personne, concurrence massive du bénévolat.

Il existe pour autant quelques contre-exemples. Quelques éditeurs, quelques auteurs édités ou indépendants, pas mal de meneurs de jeu et aussi quelques patrons de bar vivent à temps plein de l’activité rôliste.

En fait, à mon sens, l’argument massue qui justifierait qu’on ne puisse pas vivre du jeu de rôle est non-dit : ça n’est pas vraiment une activité sérieuse.

Si je prends mon propre exemple, on peut dire que mes jeux de rôles, ce sont de petites choses. Quelques livres pris en main par quelques tables de jeu, quelques romans lus par quelques lecteurs, un blog sur la créativité qui aide une centaine de personnes.

Mais si je fais un parallèle avec mon travail salarié ? Je réalise des conseils de fertilisation pour des exploitations agricoles. C’est une activité qui implique de nombreux déplacements et qui aide l’agriculture intensive, l’une des activités les plus polluantes de la planète, à perdurer. Laquelle de mes deux activités a l’impact le plus positif sur le monde ?

Une autre chose à prendre en considération, c’est le temps que nous consacrons à chacune de nos activités. Mon travail salarié me prend 35 heures par semaine, mon travail d’auteur me prend 20 heures. La vérité, c’est que si je pouvais consacrer 55 heures par semaine à mon travail d’auteur, je pourrais cesser de faire des petites choses. Je pourrais vraiment écrire des jeux de rôles qui changent la vie de ceux qui y jouent et aboutir des projets qui me tiennent à cœur, comme relier mes propres livres, faire des conférences sur la créativité, écrire des romans forts et des tonnes d’autres choses qui ne me sont pas encore venues à l’esprit. À ce moment, je me sentirais non seulement plus utile qu’en participant à une industrie utilisatrice d’énergies fossiles et de produits cancérigènes, mais je me sentirais surtout centré sur moi-même. Et à mon sens, c’est le grand challenge du XXIème siècle, si la crise ne nous plonge pas dans le tiers monde : que les femmes et les hommes comprennent ce qui est important dans leur vie et puissent s’y consacrer à plein temps.

La question, maintenant que notre décision est prise, c’est comment y parvenir ? Écartons d’emblée la perspective du revenu de base. Si l’idée me séduit et existe pour ainsi dire déjà, en Norvège par exemple, elle ne me paraît être ni pour demain ni pour après-demain que ce soit en Suisse, patrie de notre cher Alias, ou en France, d’où je vous écris.

Commençons par nous demander si nous voulons vivre à temps plein de notre activité créatrice. Si ce n’est pas le cas, il est bon de le reconnaître et de l’accepter. Bien des artistes ont besoin d’une vie, d’un travail à côté pour trouver leur équilibre. D’autres ont assez de leur temps libre en dehors du travail salarié pour produire leur œuvre. C’est mon cas, puisque dans les treize derniers mois, j’ai édité dix livres. Mais j’en veux plus. Plus de créativité et moins de servitude.

La première solution est de travailler à mi-temps. Il faut pouvoir l’envisager. Fermez les yeux et visualisez tout ce que vous pourriez faire avec deux ou trois jours de plus par semaine. Pour ma part, c’est mon plan de secours.

La deuxième solution est de maximiser son revenu d’auteur. De nouveaux et prometteurs modèles économiques émergent, comme la souscription, l’indépendance, le prix libre ou la vente en dématérialisé. Il y a des paris à faire, comme faire traduire son œuvre en anglais pour maximiser ses ventes, proposer des jeux de rôles à de nouvelles niches, trouver de nouveaux moyens de communiquer.

La troisième solution est d’avoir pleinement confiance en soi. Si vous avez assez d’énergie et d’intelligence pour jongler entre un travail salarié et un travail d’auteur, songez à ce qui est possible si vous enlevez le travail salarié de l’équation. Songez à ce qu’il est possible de faire en 55 heures par semaine pour gagner sa vie avec le sourire. Personnellement, c’est mon angle d’approche. En 20 heures par semaine, j’ai le temps d’écrire, pas de promouvoir ni d’inventer de nouvelles façons de faire. Et mes ventes s’en ressentent. Je sais que du jour où je serai à temps plein, je pourrai répondre à toutes les sollicitations que je refuse pour l’instant et ça pourra décoller.

La quatrième solution, c’est l’épargne. Que votre job serve au moins à financer votre évasion. Cela paraît raisonnable de mettre de côté un an de finances avant de tout plaquer. Personnellement, ce plafond est déjà atteint.

Mais l’ultime solution est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus difficile : Lâcher prise de l’obligation de revenu. Nous qui sommes déchirés entre notre emploi et notre mission, nous avons grandi avec l’idée que l’emploi salarié était la seule planche de salut. Le choix de la filière avait alors tout à voir avec les débouchés et rien avec la passion. Mais la vérité, c’est que nous n’avons pas besoin d’un salaire pour vivre. Du moins pas en Europe de l’Ouest et du Nord. Nous croyons que nous en avons besoin. Nous en voulons pour preuve que même en touchant un salaire, nous n’arrivons pas à boucler nos fins de mois. Mais en analysant, il s’avère que notre emploi est la cause principale des dépenses que nous n’arrivons pas à couvrir : achat d’une voiture, frais de trajet, frais de restaurant, immobilier et charges foncières élevés parce que nous habitons dans une zone à fort taux d’emploi. Mais surtout, cette habitude de la compensation luxueuse que nous prenons. Viande à tous les repas, voyages et sorties coûteuses, un énorme écran plat, des piles et des piles de livres, de BD, de blu-ray, de jeux vidéo auxquels nous n’avons pas le temps de nous consacrer. Je ne parle pas de cette chambre d’ami alors que nous ne recevons personne et des deux breaks dans le garage. Toutes ces choses nous paraissent indispensables pour vivre mais ne servent qu’à nous faire oublier la misère corporatiste, du stress plus qu’un organisme humain est censé en tolérer, alors on fume un paquet de cigarettes par jour, on se descend une vingtaine de bières dans la semaine. Et puis on rachète des compiles de DVD de séries qu’on ne regardera pas.

Supprimons notre travail salarié et nous supprimerons ces dépenses. C’est aussi simple que ça. Alors, vivre de sa passion (et j’ai choisi l’une des moins onéreuses du marché) pour moitié ou deux tiers du salaire minimal devient plus que tolérable, vital.

(Photo par Andrew Magill via Flickr sous licence Creative Commons.)

Thomas Munier est auteur de jeux de rôles indépendants (Millevaux, un univers pour le jeu de rôle Sombre / S'échapper des Faubourgs / Inflorenza / Marins de Bretagne), d'aides de jeu (Musiques Sombres pour Jeux de Rôles Sombres) et de romans. Il anime sur le blog Outsider une réflexion sur la créativité et les folklores personnels.

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12 réflexions au sujet de “Lâcher prise de l’obligation de revenu”

  1. Cela ressemble assez à ce que dit Pierre Rabhi, la sobriété heureuse, en somme.

    Je pense que peu de gens sont prêts à cela. Probablement pour toutes les mauvaises raisons évoquées dans ce billet.

    Je pense aussi qu’on peut proposer un changement global, qui laisserait un choix, plus facile à faire, à chacun. Le salaire universel (pas le revenu de base) : http://www.reseau-salariat.info/6a2aa40dce09799c0cadcbffcef31985

    Je suis d’accord, une telle solution n’est pas prêt de voir le jour. Notamment parce que le pouvoir politique n’est pas au service de l’intérêt général, comme on peut le constater très facilement depuis ces dernières années. Il faudrait une prise de pouvoir du peuple, peut-être : http://www.youtube.com/watch?v=3gUZ5cwqzZk

    En attendant, la sobriété heureuse, pour ceux qui ont le courage de faire ce grand saut, me semble une bonne idée. Mais cela reste, à mon sens, une solution individuelle, qui restera minoritaire pour un moment.

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  2. Intéressant comme réflexion, je pense que les choses ne sont pas aussi simples pour tout le monde. Notamment sur la suppression des dépenses liée au travail, les activités créatives induisent également d’autres frais de fonctionnement. Typiquement, économiser sur un loyer signifie souvent d’aller habiter dans un endroit moins bien desservi par les transports publics donc pour garder une certaine mobilité, la voiture est souvent nécessaire. Il y a également les obligations sociales qui induisent les frais, de tout temps, il a été possible de vivre en ermite mais ce n’est pas la vie dont rêve tout un chacun. Mais c’est du pinaillage, je voulais juste dire que tout n’est pas aussi simple et automatique.

    Mais sur le fond, sur l’idée qui sous-tend ta démarche, je suis en phase. Je me pose les mêmes questions et j’arrive à des conclusions comparables. Pour ma part, je vais mettre en place une combinaison de tes trois de tes solutions : épargne, travail à mi-temps et maximisation du revenu de la création. J’y ajoute une cohérence en intégrant toutes ces activités (épargne, travail rémunéré de manière forfaitaire et création libre) dans une seule et même logique qui sera ma propre entreprise indépendante.

    Sinon, concernant le revenue de base, j’ajouterais que nous allons voter en Suisse sur ce sujet l’année prochaine. Nous ne sommes jamais à l’abri d’une surprise… 😉

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  3. A Lionel :
    Merci de rappeler l’évidence que chaque cas est particulier. Préparer une reconversion nécessite toujours des calculs d’épiciers propre à sa région de vie, à a législation sociale de son pays, à ses besoins, à son entourage (il convient de rappeler qu’avoir une famille à charge, ce qui n’est pas mon cas – je suis juste en couple – complique l’équation).
    Sinon, je suis heureux d’avoir un nouveau retour d’expérience de ta part, que je considère engagé plus loin que moi sur la voie de vivre sa mission à temps plein.

    A Christophe :
    Je ne connaissais pas les textes de Pierre Rabbhi, mais je viens de parcourir, je suis en effet assez d’accord. Sobriété heureuse, simplicité volontaire, minimalisme, décroissance sont des concepts qui se recouvrent largement.
    Comme tu le laisses entrevoir Christophe, je suppose que chacun peut agir sur deux leviers : construire son propre mode de vie (niveau indidividuel), et participer par son exemple, son action, son influence, son discours ou son vote à un changement des mentalités, des modèles de travail et des législations (niveau collectif). C’est de tout de façon plus enrichissant que de simplement se lamenter d’une situation actuelle qui ne nous satisferait pas.

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  4. Le revenu de base c’est bien. Consacrer moins d’argent à acheter n’importe quoi. Se consacrer plus à la culture qu’à la consommation stérile : lire, aller au cinéma plutôt qu’acheter les derniers gadgets à la mode dont nous n’avons pas besoin. Comprendre que nous devons faire des choix, nous comporter en citoyen plus en consommateur. Créer des services autogérés, des coopératives de quartier pour les services collectifs dont nous voulons avoir besoin. Mutualiser la machine à laver et le congélateur entre voisin. Se passer de ces résidences secondaires dont nous n’avons pas besoin et nous allons seulement 10 jours par ans et qui pourrait profiter à des mal logés.
    Bref il y a des choses à faire pour réinventer le mode de vie.

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  5. Tout à fait dans la lignée des réflexions actuelles, merci pour cet article. Je suis déjà actif dans la milieu coopératif (“habitat groupé”, comme en dit France, simplement “coopératif” en Suisse), culture du partage (logiciel libre). Je regarde maintenant plus loin, pour essayer de redévelopper du communautaire, du local, surtout au niveau économique. Affaire à suivre. Pour une excellente synthèse de cette pensée, je ne peux que conseiller la lecture de la brochure de présentation du label Ecopol de l’association La Smala (http://www.lasmala.org/?page_id=207).

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  6. En parallèle du revenu de base, il faut redévelopper le lien social. Parce que sinon ça ne sert pas à grand chose.
    Et même peut être commencer à recréer du lien social pour pouvoir instituer le revenu de base.
    D’ailleurs à propos du lien social c’est pas en baissant les impôts que l’on en créera contrairement à ce que croit certains commerçants mais bien en luttant contre certains aspects du consumérisme.

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    • J’ai l’impression que c’est l’œuf et la poule: le lien social va forcément se développer en même temps que se développe une autre société où la marchandisation de la survie cesse d’exister et, en retour, ce lien social facilitera l’assimilation du revenu de base.

      Un cercle vertueux, en quelque sorte. 🙂

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  7. Je suis d’accord sur le constat. Reprenant une activité à temps plein depuis cette année je me rend compte à quel point une activité régulière sérieuse d’aueur/blogueur ou autre à côté est difficile à tenir. C’est -je crois- une problématique fort récurrente actuellement chez un certain nombre d’acteurs du web (dont ploum par exemple), que de chercher à se dégager de l’bligation du salariat.

    Ceci état je ne partage pas ton point de vue sur les dépenses. Ce n’est pas seulement le salariat qui induit ces dépenses, c’est notre mode de vie tout entier. Se passer de portable ? D’internet ? Et de tout le confort contemporain ?
    Je doute qu’il suffise de sortir de l’obligation de revenus pour se passer de tous ces achats… Malheureusement.

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    • Merci Saint Epondyle pour ta contribution.

      Je ne peux pas te donner tort quand tu dis que nos dépenses ne sont pas induites par le salariat, mais aussi à notre mode de vie.

      Mais n’avons-nous pas le pouvoir de changer de mode de vie ? Tu cite l’exemple d’internet et de l’ordinateur portable. ça semble indispensable en effet pour bloguer. Mais est-ce vraiment un poste de dépense si important que ça ? Personnellement, en 2013, mes dépenses en informatique s’élèvent à 80 euros (achat d’une alim) + 50 euros (clé wifi) + 12 mois d’abonnement internet à 32 € par mois que je divise par deux parce que nous sommes deux dans le foyer. Hop, 322 euros par an, soit 27 euros par mois de dépense informatique indispensable pour mon travail d’auteur. Le reste de mes dépenses d’auteur, c’est des déplacements en convention, souvent défrayés ou remboursés par des ventes, et les achats de livres pour revendre (donc virtuellement remboursés). Par contre, je peux pas te dresser un tableau fiable de mes dépenses globales par que mon boulot justement parasite la chose, avec des frais de voiture, des repas au restaurant que je prends parce que j’ai des chèques déjeuner et des dépenses de luxe dont je me passerais sans état d’âme si je n’avais pas de salaire.

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  8. Article très intéressant, Thomas, et commentaires pertinents (si cela a permis de faire découvrir Pierre Rabhi à certains, c’est double bénédfce).
    Je crois que même si l’auto-édition et l’auto-distribution peuvent permettre de dégager un revenu avec des ventes asse faibles, en évitant tous les les intermédiaires, ma propre (et très modeste) expérience d’auteur auto-édité me permet de dire qu’il est très difficile d’arriver à ce niveau de ventes sans intermédiaires…. Et le serpent se mord la queue !
    Mais que cela ne te dispense d’aller au bout de ton expérience, ô, que non !
    J’ai personnellement travaillé longtemps 4 jours par semaine et en garde un excellent souvenir. Je consacrais cette journée à des tâches administratives, bénévoles et ménagères et avait le sentiment d’avoir un vrai week-end. Je renouvélerai cette expérience dès que possible.

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